Il paraît qu'hier soir, dans
Capital sur
M6 (un jour il faudra que je sache pourquoi nos chaînes de télévision hertziennes s'évertuent à avoir des sites Internet aussi moches), on a parlé du train de vie de nos hommes politiques et de celui des hommes politiques suédois. Avec force d'exemples montrant que mon pays d'accueil fait preuve d'une transparence exemplaire à ce niveau.
Pas grand chose à dire à là-dessus, c'est vrai que la Suède peut se targuer d'être un relatif modèle en matière de transparence d'utilisation des fonds publics. Même si tout cela n'évite pas quelques scandales comme celui qui a récemment arrosé (notez la finesse du jeu de mot) un certain nombre de cadres du
Systembolaget, le monopole d'État de la vente d'alcool
[1].
Non, ce qui m'a choqué dans ce reportage, c'est justement l'utilisation éditoriale qui a été faite de la Suède. Reprenons. L'équipe de l'émission est partie dans l'idée qu'une partie de l'argent public français est gaspillé (ce qui n'est pas faux). Elle prend l'exemple de la Suède pour en conclure qu'il faut un meilleur contrôle de l'argent public, puisque selon la sacro-sainte dialectique manichéenne franco-française, l'utilisation de l'argent public, contrairement à celle de l'argent privé, doit être sévèrement contrôlée.
Nous arrivons au point que je veux aborder. Ce que
Capital a oublié, c'est qu'en Suède, non seulement l'utilisation de l'argent public est très contrôlée, mais celle de l'argent privé l'est tout autant. Les libertariens qui encensent la Suède peuvent donc aller se rhabiller. C'est ainsi que l'on sait que, l'année dernière, le P.D.G. d'Ericsson, Carl-Henric Svanberg,
a gagné 22,2 millions de couronnes (environ 2,5 millions d'euros), une toute petite baisse par rapport à l'année précédente où il avait gagné 22,3 millions de couronnes. On sait également que ces 22,2 millions se composent de 14,6 millions de salaire fixe et de 7,6 millions de bonus.
Car voilà. En Suède, argent public, argent privé, tout est relativement transparent. Pas de tabou, ou alors très peu. D'ailleurs, chaque année, un ouvrage public recueille, pour chaque Suédois, la somme qu'il a payée lors de l'impôt sur le revenu. On est donc en mesure de savoir ce que le P.D.G. d'Ericsson, ce que son voisin, son collègue de travail, a pu gagner en une année. Car il y a cette idée que tout ce qui touche à l'argent, qu'il soit public ou privé, doit être transparent. Le présentateur de
Capital s'est offusqué (à juste titre, encore une fois), de dépenses déraisonnés de l'État. Le fait-il quand il s'agit de sa chaîne ? Que pense-t-il des immenses dépenses de taxi payées par les publicités et donc payés par les consommateurs qui sont, faut-il le rappeler, les mêmes personnes que les contribuables ?
David [2], dans son
dernier billet, aborde une idée qui m'a toujours tenue à coeur, à savoir que l'argent, quel qu'il soit, est finalement de l'argent public, et est donc par conséquent sujet à examen pour vérifier qu'il est correctement utilisé, tout autant que l'argent public. Lorsque j'ai proposé cette idée, on m'a souvent répondu, selon des critères somme toute très libéraux, que l'argent public et l'argent privé ne sont pas du tout la même chose, puisque l'on n'a pas d'autre choix que celui de payer pour le premier, alors que ce n'est pas le cas pour le second. Et bien là je dis non.
Prenons un exemple simple. À partir de l'endroit où j'habite dans Stockholm, quatre supermarchés (ou superettes) sont raisonnablement atteignables (un à pied, trois autres à vélo, je ne prends pas en compte les supermarchés plus distants, dans la mesure où dans l'optique libertarienne on ne doit pas être obligé de payer de transports en commun pour aller faire ses courses (clin d'oeil). Admettons que je veuille acheter du lait, produit de première nécessité (j'adore le lait). Dans ces quatres supermarchés (pas de boutique "indépendante" dans mon quartier, et pas question de faire trente kilomètres pour aller chercher du lait à la campagne), uniquement deux marques de lait. Deux,
Arla et
Milko. D'ailleurs, chaque supermarché ne propose très souvent qu'une seule de ces deux marques. Me voilà donc, lors de l'achat d'un produit de première nécessité, à choisir entre deux marques. Ne sachant rien sur ces deux entreprises, je dois donc donner mon argent à l'aveuglette. Les deux entreprises sont peut-être très mauvaises, ont peut-être des frais de gestion inconsidérés qui font qu'au lieu de payer ma brique de lait cinq couronnes, je la paie sept couronnes. Et moi, avec mes petites épaules, même si je ne suis pas content de la gestion de cette argent, je dois tout de même me plier au prix dicté par ces entreprises, car je veux mon lait. Et je n'ai, dans l'optique française, aucun droit de regard sur ce qui est fait de mon argent, puisque je l'ai donné "de bon gré" à une entreprise privée qui gère son argent comme elle le veut.
C'est donc à ce moment que je dis stop. J'estime, en tant que client, pouvoir avoir un droit de regard sur la voiture de fonction utilisée par le directeur de l'entreprise qui a fabriqué mon téléphone portable, pour savoir si celui-ci vaut vraiment le prix que l'on a bien voulu me le faire payer. J'estime avoir le droit de savoir quelle est la part de la publicité dans le prix de mon lait. Donc, même si
Capital n'a pas donné de fausses informations, il a biaisé l'angle d'attaque du reportage et utilisé l'exemple tronqué de la Suède pour l'orienter contre une certaine partie de la France et pas contre l'autre.
Alors à tous ces gens qui ont le réflexe de mettre en exergue l'absence de transparence dans le cadre de l'utilisation de l'argent des contribuables, je demande d'avoir le même réflexe en ce qui concerne l'argent des consommateurs. Nous vivons dans une société de consommation, et, malgré tout ce que l'on peut dire, nous n'avons plus le choix de ne pas consommer. Une étiquette montrant comment l'argent de ma brique de lait est employé, une vraie bonne idée.
Notes
[1] Une affaire de pots de vin (décidément, le Systembolaget m'inspire) versés à une centaine d'anciens employés du Systembolaget pour l'obtention de marchés de distribution par des grands négociants de vin. Les sommes reçues étaient relativement petites (1,2 million de couronnes au total, environ 130 000 euros) et les sanctions ont été à mon idée exemplaires, puisque les amendes pour les quinze cadres les plus impliqués se sont élevées à l'équivalent de soixante jours de leur salaire environ.
[2] Auteur brillant d'un carnet à tendance scientifique tout aussi brillant dont je vous conseille fortement la lecture.