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Carte postale suédoise: Lieux habités, fastes et danses macabres.

27 mai 2007

Lieux habités, fastes et danses macabres.

Il y a à Rouen deux lieux historiques qui sont un peu mes madeleines de Proust, tant par les souvenirs qu'ils m'évoquent que par l'âme qui les habite.

Des lieux assez connus mais plutôt peu fréquentés par les touristes, puisqu'un tout petit peu éloignés des pôles d'attraction que constituent la cathédrale ou le Gros-horloge.

L'hôtel de Bourgtheroulde

La place de la Pucelle (devinez de qui on parle) est sans doute l'une des plus jolies de Rouen. Pas de par son unité architecturale, mais plutôt sans doute de par son calme, son atmosphère, de par les terrasses des cafés qu'elle abrite, un peu éloignées du passage des rues piétonnes. Et de par le fait qu'on y trouve l'un des plus beaux hôtels particuliers de la ville, en pur style renaissance. Il s'en est pourtant fallu de peu pour qu'il ne soit complètement détruit lors du bombardement du 19 avril 1944 [1].



C'est un membre de l'Échiquier de Normandie, Guillaume II le Roux, seigneur de Bourgtheroulde (aujourd'hui une petite commune située à environ 30 kilomètres à l'ouest de Rouen), qui commande sa construction en 1499. C'est l'un des très rares bâtiments "non officiels" (donc hors palais, églises et édifices publics) de l'époque à être construit en pierre, alors que l'immense majorité des habitations particulières étaient faites en bois et en torchis. Un signe qui montre l'immense fortune qu'il pouvait posséder.



Outre son architecture typique du XVIe siècle, l'hôtel de Bourgtheroulde est remarquable pour les bas-reliefs qui décorent la galerie d'Aumale (1520), ce superbe couloir reliant les bâtiments de fonction au logis.

Ils représentent la célèbre et fastueuse entrevue dite du "Camp du drap d'or" entre François Ier et Henri VIII, roi d'Angleterre.


A droite, les Français, à gauche, les Anglais.

Un choix un peu particulier pour un bas-relief puisque, malgré les fastes déployés par la cour de France, cette entrevue fut un échec cuisant pour François Ier qui n'obtint pas l'appui du roi d'Angleterre pour contrer Charles-Quint. 500 ans après, les entrevues au sommet avec moult fastes ne sont toujours pas forcément de franches réussites, vous me direz.

Un hôtel particulier de toute beauté (la galerie d'Aumale est également ornée de splendides bas-reliefs représentant les Triomphes de Pétrarque) dans la cour duquel on entraperçoit l'esprit qui habitait la Renaissance, cette Renaissance qui marquait la fin d'un moyen-âge marqué par les guerres, les maladies, la mort.

L'aître Saint-Maclou

Un bien curieux lieu, dans tous les sens du terme. Unique en son genre, avec son atmosphère toute particulière. Un choix bien étrange, pour une madeleine. Il faut dire que son histoire est particulièrement morbide, et qu'il s'en faut de peu pour que le lieu ne le soit tout autant.



Le quartier Saint-Maclou est l'un des plus vieux de Rouen. Sans doute l'un des plus beaux, aussi. Son point central est l'église éponyme (dont on voit le clocher sur la photo ci-dessus), un chef d'oeuvre de gothique flamboyant, à mi-chemin entre le moyen-âge et la renaissance.

La grande peste noire éclate à Rouen en 1348, et les trois-quarts des habitants du quartier meurent dans les mois et les années qui suivent (pour se faire une idée, de 1340 à 1440, la population de la France passera de 17 à 10 millions d'habitants). Le cimetière entourant alors l'église Saint-Maclou se retrouve par conséquent rapidement trop petit, ce qui conduit à la construction d'un lieu plus grand, que l'on nommera le grand aître Saint-Maclou ("aître" venant du latin "atrium" signifiant "entrée" ou "cour", mot utilisé alors pour désigner un cimetière d'église). L'édification du lieu se déroule entre 1526 et 1533, et se compose à l'époque d'une cour centrale (le "cimetière" à proprement parler) et de trois bâtiments l'entourant faisant office d'ossuaire.



Là où le lieu est remarquable, au-delà de son architecture normande très austère typique, c'est que l'ensemble de son décor est consacré à la représentation de la mort. Un mort essentielle dans la conscience collective chrétienne, mais finalement plutôt rarement représentée comme telle dans l'architecture.

Des crânes, des tibias, des outils de fossoyeur (pelles, pioches), des faux, et, sans doute le plus effrayant et le plus beau à la fois, quelques scènes de danse macabre, le tout sculpté sur bois.

Petit, ce lieu me faisait extrêmement peur. Sans doute parce qu'à l'entrée on y trouve, derrière une vitre, le squelette d'un chat retrouvé dans un des murs du bâtiment. Vraisemblablement un chat noir enfermé vivant lors de la construction pour éloigner le mauvais sort.



J'aime ce lieu pour énormément de raisons. Tout d'abord parce que c'est un lieu de mort où l'on a tout de même laissé une grande place à l'art, fût-il morbide. Un art tout droit sorti du moyen-âge, cette époque décriée à tort comme archaïque, rustre, peu féconde et inventive. Transcender la mort, passer outre les fléaux qu'étaient les épidémies et les famines, survivre à une peste noire qui aura décimé l'Europe et aura eu un impact considérable sur son histoire, et créer, fantasmer sur des représentations effrayantes mais tellement baroques, représenter cette grande inconnue que l'humanité ne maîtrise pas et ne maîtrisera sans doute jamais, fort heureusement.

Aujourd'hui, l'aître Saint-Maclou abrite les locaux de l'École régionale des Beaux-Arts. J'aime assez cette idée, de mettre un lieu de création dans un lieu qui était consacré à la destruction de la grande faucheuse.

Mes photos en noir et blanc peinent à masquer le très mauvais état du lieu, pas entretenu faute de crédits suffisants. Pour un lieu unique en Europe, témoin d'un fléau qui a touché le destin même de tout le continent, je trouve cela quelque peu chiche. Je ne vais pas faire mon aigri de service, mais il m'est idée que si le lieu avait été situé à Paris, il aurait été restauré depuis belle lurette. Éternel débat que celui de l'allocation des budgets du ministère de la culture.

Claquements d'osselets et valse de squelettes, évidemment, pour conclure ce billet.


Camille Saint-Saëns - Danse Macabre, London Symphonic Orchestra, sous la direction de Geoffrey Simon.


[1] Rouen a connu deux bombardements majeurs durant la seconde guerre mondiale, le premier ayant eu lieu le 19 avril 1944 (au cours duquel plus de 900 personnes furent tuées, et environ 25 000 personnes se retrouvèrent sans toit), le second ayant duré une semaine, du 30 mai au 5 juin 1944. Surnommé la "semaine rouge", il s'agissait pour les alliés de préparer le débarquement en Normandie en empêchant toute retraite des troupes allemandes (commandées alors entre autres par Rommel) situées dans la région, notamment en rendant impossible tout franchissement de la Seine. C'est ainsi que durant six jours, Rouen sera systématiquement bombardée sur 500 mètres de part et d'autre de ses deux rives (la précision de l'époque...), puisque tous les ponts devaient être détruits. Car oui, et c'est très malheureux à dire, la très grande majorité des victimes civiles de la guerre à Rouen sont mortes sous des bombes alliées (britanniques et américaines).
Si j'ai le temps je ferai un billet sur ces horreurs qu'a connues la ville, sur ces histoires que les personnes âgées racontent encore, sur ces gens réfugiés dans les caves mais qui mourront noyés car une bombe a explosé non loin et a permis à la Seine de s'engouffrer, sur ces cadavres de soldats allemands flottant sur la Seine, sur ces images de même pas 65 ans qui donnent la nausée. Quelques photos des bombardements de 1944. Avec l'image symbolique d'une cathédrale se dressant au milieu de ruines digne d'une ville-fantôme.