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Carte postale suédoise: Billet bordélique à souhait.

15 janvier 2007

Billet bordélique à souhait.

Allégorie de pierre rose
Allégorie du commerce et de l'industrie, détail du fronton surmontant l'entrée du Rosenbad [1] donnant sur Drottninggatan.

La Svenskan arrive parfois à me surprendre. Entre deux pages au conservatisme affiché (comme toujours, les goûts et les couleurs...), on a parfois la chance de tomber sur des articles de société qui donnent à l'étranger que je suis quelques pistes pour comprendre un peu mieux l'esprit qui habite certains pans de ce petit pays à l'hiver doux [2] qu'est la Suède (avec, comme à chaque fois, toutes les précautions de non-généralisation qui s'imposent, évidemment, il ne viendrait à personne l'idée de faire des généralisations sur la religion en France, je ne vois donc pas pourquoi on pourrait faire de même pour la Suède).

Quiconque aura séjourné en Suède un peu de temps le dira : la religion joue encore, malgré les apparences, un rôle très important dans la société. Même si la Jantelagen [3] semble être passée de mode (l'étalage des richesses et la certaine superficialité qu'il entraîne semble entre autres n'être, tout du moins à Stockholm, plus du tout un tabou), l'empreinte du protestantisme est encore présente dans les esprits.

Parmi les signes qui ne trompent pas, il y a la référence très fréquente à la conscience. Samvete. Et en particulier affublée du qualificatif "dåligt", à savoir "mauvaise". Vous n'êtes pas allé à la gym depuis un mois ? "Jag har dåligt samvete", "j'ai mauvaise conscience". Vous n'avez pas travaillé la veille de l'examen (alors que vous l'avez fait les dix jours précédents) ? "Oj, har du inte dåligt samvete?", "Oh, mais n'as-tu pas mauvaise conscience ?". Vous demandez à votre collègue si vous devez travailler ce soir ? "Upp till ditt eget samvete", "selon ta propre conscience" (je vous assure qu'on se sent très con lorsque l'on se fait entendre cela, j'ai réglé le problème en me disant que je n'avais aucune conscience). Alors oui, cet emploi tient souvent davantage du tic de langage que de la référence à la religion protestante. Mais tout de même. 422 000 réponses sous Google pour "dåligt samvete". 271 000 pour "mauvaise conscience", ça fait réfléchir au poids de la conscience chez les Suédois. Au poids de la chape de plomb invisible que les gens se mettent sur les épaules. A l'importance de la culpabilisation, cette culpabilisation qui permettait, à une époque pas si lointaine, de contrôler les foules en leur faisant miroiter les foudres du jugement dernier.

Alors donc, dossier sur le poids de la religion en Suède, et l'émergence de l'athéisme. Entretien sur l'athéologie [sv] avec Michel Onfray. "Sverige är mer kristet än vi tror" (si vous lisez le suédois, je vous conseille les (très nombreux) commentaires). Dans un pays dont l'Église est séparée de l'État depuis seulement six ans, pays qui peut parfois avoir du mal à concevoir que la religion est du ressort de la sphère privée, et qu'elle peut parfois être absente de celle-ci. Avec à mon goût quelques dérives conduisant à l'ethnicisation de la population et à la stigmatisation des différences.

J'y reviendrai, car il y a énormément à dire là-dessus, et culturellement je crois que c'est la chose qui me différencie le plus ici. Mais là, ma conscience m'appelle au travail.

Et pendant ce temps-là, ça grince du côté de la recherche...

[1] Le Rosenbad [sv] est l'ensemble de bâtiments dans lequel le premier ministre tient office, et dans lequel le gouvernement suédois tient entre autres ses réunions et ses conférences de presse. Le bâtiment sud (donnant sur le parlement et la vieille ville), de style légèrement Art nouveau, fut achevé en 1902 (Ferdinand Boberg [sv], l'un des plus célèbres architectes suédois, père entre autres du bâtiment hébergeant NK [sv] et de Waldemarsudde [sv], en était le concepteur). Son nom ("bain de rose") vient du bâtiment qui s'élevait à cet endroit au 17e siècle. Il s'agissait de bains publics (se servant de l'eau du Strömmen tout proche) proposant entre autres des bains à la rose, aux feuilles de camomille et aux lilas. Un bâtiment élégant quoiqu'un peu trop massif, dont le style façon Palais des Doges néo-rétro n'est pas sans rappeler l'hôtel de ville inauguré 21 ans plus tard. Histoire détaillée sur le site du gouvernement. La partie prise en photo fait partie d'un autre bâtiment (au coin de Drottninggatan et de Fredsgatan) conçu par Gustav Wickman. J'aime assez son style Art nouveau baroque, et la jolie pierre rose n'y est sans doute pas étrangère.
[2] 5 degrés et ciel gris à l'heure à laquelle j'écris ce message ("hiver rouennais"), avec une pluie fine qui fait fondre la légère neige qui est tombée hier soir, mon pronostic cynique de décembre d'un hiver sans neige durable se matérialise peu à peu, à mon grand effroi. Pendant ce temps-là, à Rouen, certains cerisiers du Japon sont en fleurs, alors qu'ils le sont habituellement en avril / mai.
[3] La Jantelagen [sv] (je crois en avoir déjà parlé mais je ne parviens pas à le retrouver dans mes archives) est une "ligne directrice" qui a profondément marqué la Scandinavie au cours du 20ème siècle. Elle tire son nom d'un village fictif du Danemark, Jante, imaginé par le Danois Aksel Sandemose [sv] dans son roman de 1933 "En flygtning krydser sit spor" ("Un fugitif dépasse ses limites"). Le roman décrit entre autres la "philosophie" et l'état d'esprit régnant à cet endroit (qui est sans doute une métaphore de l'endroit où Sandemose a passé son enfance). L'auteur parle d'une atmosphère "suffocante" marquée par la "petitesse" et la "mesquinerie", décrivant "l'anonymat" et la "médiocrité" comme les meilleurs choix pour survivre dans ce milieu. Dans son roman, Sandemose décrit le village comme vivant sous la coupe de règles non officielles mais suivies par tous, règles qu'il regroupe sous le nom de "Loi de Jante", que je donne ici en suédois :

  1. Du skall inte tro att du är något.
  2. Du skall inte tro att du är lika god som vi.
  3. Du skall inte tro att du är klokare än vi.
  4. Du skall inte inbilla dig att du är bättre än vi.
  5. Du skall inte tro att du vet mer än vi.
  6. Du skall inte tro att du är förmer än vi.
  7. Du skall inte tro att du duger till något.
  8. Du skall inte skratta åt oss.
  9. Du skall inte tro att någon bryr sig om dig.
  10. Du skall inte tro att du kan lära oss något.


En français dans le texte :

  1. Tu ne dois pas croire que tu as quelque chose de spécial.
  2. Tu ne dois pas croire que tu vaux mieux que nous.
  3. Tu ne dois pas croire que tu es plus sage que nous.
  4. Tu ne dois pas t'imaginer que tu es meilleur que nous.
  5. Tu ne dois pas crois que tu sais davantage que nous.
  6. Tu ne dois pas croire que tu nous es supérieur.
  7. Tu ne dois pas croire que tu es capable de quoi que ce soit.
  8. Tu ne dois pas te moquer de nous.
  9. Tu ne dois pas croire que quelqu'un se soucie de toi.
  10. Tu ne dois pas croire que tu peux nous apprendre quelque chose.


On peut parler d'une parabole représentative car écrite par un "vrai" scandinave, dans la mesure où, avant de publier son livre, Sandemose (de son vrai nom Axel Nielsen), de père danois et de mère norvégienne, avait vécu au Danemark, en Norvège et en Suède.
Certaines versions "édulcorées" de la Jantelagen (entre autres où le "tu ne dois pas croire que" est tout simplement retiré) ont vu le jour, en opposition à la négation de la personnalité (encore que ce terme soit discutable) qu'elle entraîne.